VITTALY ● Poisonned life as a gift. over.

« Arthur, soit tu bouges tes jolies fesses de cette allée, soit je te jure que je te roule dessus ! » J’ai appuyé sur le klaxon une fois de plus, en passant mon bras par la vitre pour éjecter les cendres de ma cigarette. Mon dieu ce que les garçons pouvaient être idiots, quand ils s’y mettaient. « Reste encore ce soir. Pour prouver à mes potes que j’me suis pas fait avoir ! » J’ai appuyé sur la pédale d’embrayage, et j’ai passé la vitesse supérieure. Il a blêmi, mais n’a pas bougé. BON SANG ! Je n’allais quand même pas tuer un homme pour m’en débarrasser non ? Quand la vie était-elle devenue si compliquée ? J’ai klaxonné de nouveau, et inspiré une longue taffe de ma cigarette, en roulant des yeux. « J’ai un rendez-vous. Pousse-toi de là maintenant ! » J’ai appuyé sur l’accélérateur, et enfin, il s’est dégagé de la route. J’ai poussé un soupir de soulagement, jeté ma cigarette et fermé la fenêtre. Non mais sérieusement, depuis quand les filles avaient-elles besoin de se battre pour pouvoir partir discrètement de chez un gars, le lendemain d’une partie de jambes en l’air ? Un profond désespoir m’envahit, comme à chaque fois, et mon esprit caressa l’idée qu’éventuellement, j’aurais pu m’abandonner encore quelques heures… Chut, me suis-je ordonnée. C’était idiot. Stupide. On adoptait un mode de vie ou on ne l’adoptait pas, mais en tout cas on en changeait pas quand bon nous le semblait. Non, j’avais bien fait de partir, j’avais bien fait. Se rappeler. Faire remonter le souvenir douloureux, afin de se dissuader du contraire. L’éveiller à peine. Il ne fallait pas que je le laisse remonter en moi trop longtemps, sinon… Sinon quoi ? J’ai regardé mon visage dans le rétro, pour me rendre compte que j’avais déjà blanchi. J’ai secoué la tête pour reprendre contenance, et j’ai fixé mon regard sur l’horizon. Après quelques inspirations, j’ai attrapé mon téléphone portable, sûre que quelqu’un avait laissé un message. « … C’est moi, Danny. J’espère que tu sais quel jour on est, et j’espère que tu seras prête chez toi à dix heures. Non pas que je doute de toi, bien sûr… mais je l’espère. » Un gloussement m’a échappé sans que je n’ai pu le retenir. Il était dix heures moins vingt, ce qui me laissait à peine le temps de garer ma voiture dans mon allée. Il allait être furieux. J’ai soupiré de nouveau, dans un sourire tendre. Danny tenait absolument à ce que l’on rende visite à nos parents, une fois par mois. Sauf que, depuis la mort de notre père, notre mère était devenue infecte, et exigeait ces visites. C’était une plaie pour moi, mais lui, il voulait juste être gentil. J’ai soupiré un grand coup – encore, et j’ai accéléré un peu.

Mon enfance avait été plutôt belle, bien que rythmée par ses crises d’humeur un peu spéciales et inconnues. Bien sûr, mon père n’était jamais là. Mais au moins, j’avais Danny, et ma mère était beaucoup plus gentille à l’époque.

Quand je suis arrivée devant le portail, il m’attendait, les bras croisés, l’air mécontent. « Je savais que tu serais en retard. Tu peux pas te mettre dans la tête que ce jour là, tu dois rentrer ? » Il a remué ses boucles brunes et est venu m’ouvrir la porte. J’ai souri, l’air angélique, et l’ai embrassé. « Désolée, j’ai été retenue par un spécimen non identifié d’homme bizarre. « Qui ça ? Encore un jouet dans ta collection ? » J’ai hoché la tête, radieuse, et j’ai ouvert la porte de ma petite maison – offerte par mon père avant qu’il ne meure. « Tu sais, tu devrais peut être envisager de te calmer. Tu feras pas ta vie comme ça, Vittaly. » Je me suis tournée vers lui, la tête qui cognait légèrement. Avait-il décidé d’aborder ce sujet là maintenant ? J’ai enfoncé ma main dans ma poche pour en extraire mon paquet de light. J’en ai glissé une dans ma bouche, sous son regard réprobateur, et l’ai allumé doucement. « Tu fuis la conversation. » « Non. J’évite les sujets qui me rendent folle. » Je me suis laissée tomber dans le canapé, l’air sombre et renfermé. Il a avancé et s’est assis près de moi en passant un bras autour de mon épaule. « Excuse moi. » J’ai posé ma tête contre lui, et j’ai hoché la tête.

« Tu pourrais quand même faire un tour au cimetière de temps en temps… » « Maman. » Danny a coupé court à ses reproches, en déposant un plat, que la femme de ménage de maman devait avoir préparé, sur la table. « Quoi ? C’est son père non ? » J’ai soupiré, en regardant Danny pour lui dire de laisser faire. C’était toujours le même discours, tous les dimanches. Pourquoi n’allais-je pas voir mon père au cimetière ? Je n’y arrivais pas. C’était trop difficile. Je n’y étais pour rien, ça m’arrachait le cœur, mais c’était comme ça. Je devais rester loin des souvenirs douloureux si je voulais vivre une vie plus ou moins normale. Sinon, je savais très bien ce qu’il se passerait – et j’avais déjà donné. Il était hors de question que je reprenne un seul de ces comprimés. Hors de question que j’appelle Danny en pleine nuit pour lui demander de venir. J’avais joué de malchance dans une famille pourtant bien lotie, c’était un fait. Mais ce qui appartenait au passé pouvait y rester, je m’en fichais pas mal, du moment que je pouvais vivre tranquillement ma vie sans risquer d’y laisser mon moral.

« Au revoir Maman. A la semaine prochaine… » Je l’ai embrassé sur la joue, sans faire attention à sa froideur, et je suis sortie, me réfugiant dans la voiture de Danny à la hâte. Je n’avais que faire de ces dimanches gâchés à devoir la supporter, mais lui y tenait particulièrement, et franchement, je lui devais bien ça. « C’était pas si terrible », chuchota-t-il en montant dans la voiture. « Parle pour toi. » Il était le fils prodigue, qui avait réussi, qui était gentil et soucieux, soigneux, qui aimait ses parents, leur faire plaisir. Il s’était occupé de moi, empêchant ainsi à ma mère d’horribles souffrances liées à ma dépression. D’un côté, je la comprenais, mais d’un autre, je lui en voulais tellement que j’avais du mal à la regarder en face, ou à lui montrer un quelconque signe d’affection. Danny m’a redéposée chez moi, et je me suis retrouvée seule. J’ai regagné mon lit sans passer par la case cuisine – un autre problème de ma vie quotidienne, et me suis enfouie sous la couette pour pleurer.

Le lendemain, c’était lundi. Je n’aimais pas plus le lundi que le dimanche, c’était le jour du rendez-vous. « Mme Meyer est une très bonne psychanalyste, tu verras. » Sans doute. Cela faisait plus de trois ans que je la voyais. « Comment allez-vous aujourd’hui, Vittaly ? » « Plutôt pas mal. » « Pas mal ? Développez ? La visite chez votre mère, hier ? » « Toujours la même chose. Pourquoi je ne vais pas voir mon père. » « Et vous ne savez toujours pas pourquoi… ? » J’ai fixé mes pieds pendant un long moment, qui m’a semblé une éternité. « J’ai peur… de retomber. » Elle a hoché la tête, l’air très concerné et très sérieux. « Je comprends. Il ne faut pas vous forcer. Il faut prendre votre temps. Et le reste ? » J’ai haussé une épaule. « Toujours pareil. Dimanche matin… J’ai hésité à rester chez lui. Il s’appelait Arthur. Je crois qu’il a compris que quelque chose clochait chez moi, et il a voulu en savoir plus. C’est le style de garçon que j’aurais pu aimer… » Elle a hoché la tête une nouvelle fois en poussant un petit soupir, concerné lui aussi. « Peut être devriez vous essayer. » J’ai secoué la tête, m’apprêtant à répliquer mais elle a coupé court. « Cette histoire est du passé. Vous ne risquez pas de revivre ça. Vous êtes responsable, maintenant, vous savez comment agir. Vous avez vieilli, vous êtes une jeune femme mature. » J’ai hoché la tête en torturant les mains. « Mais personne ne doit avoir à me supporter quand.. Je vais moins bien. Il partirait. Je ne veux pas m’attacher. Ni être blessée. Le seul qui reste, c’est Danny. » Elle a acquiescé une nouvelle fois, mais n’a pas semblé satisfaite de ma réponse. « Oui mais Danny vit sa vie de son côté lui aussi. Il le faut. » Nouveau hochement de tête, de ma part cette fois-ci. Je le savais bien. Et comment...

J’étais devant la porte, pétrifiée par la trouille d’entrer dans la maison. Finalement, au bout de longs instants, je suis sortie de ma voiture, et j’ai enfoncé le bouton de la sonnette. C’est une femme qui a ouvert la porte, et j’ai senti mes tripes se serrer, signe d’annonce d’une crise. « Bonjour. J’aurais voulu voir Arthur… » Elle a secoué la tête négligemment, et a toussé un peu : « Il est reparti. Il faudra attendre la prochaine permission… ». J’ai reculé en comprenant le quiproquo, et j’ai tourné les talons à la hâte.

J’ai passé les semaines suivants à m’y rendre régulièrement, à m’inquiéter. J’étais tellement prise par le stress que je ne faisais même plus de crise d’angoisse. Plus rien.
Et puis, il a fini par revenir. C’est allé assez vite entre nous, mais ma psy approuvait, je n’ai pas cherché.
C’est comme ça que je me suis retrouvée coupée du monde, dans un environnement qui n’était définitivement pas fait pour moi.